Le 12 janvier dernier, Monseigneur Thierry Scherrer, Évêque du diocèse de Perpignan-Elne accuellait les représentants des professions judiciaires lors d'une messe de rentrée célébrée en l'Église Saint-Matthieu de Perpignan et leur a prononcé l'homélie suivante
Madame la Bâtonnière, chers membres de la communauté juridique de Perpignan, frères et sœurs,
Le récit, dans l’Évangile de Marc, de la guérison du paralytique s’offre à nous comme une illustration bouleversante de la manière dont le Christ est venu manifester et exercer la justice de Dieu. Ce texte nous dit, en effet, que la justice qui prend corps en sa personne va bien au-delà de la justice distributive qui consiste à « donner à chacun ce qui lui est dû – dare cuique suum –, selon la célèbre expression d’Ulpianus, juriste romain du troisième siècle. En guérissant ce paralysé, Jésus fait davantage encore que « réparer » la déficience d’un corps humain blessé et malade ; il réhabilite cet homme dans sa dignité d’enfant de Dieu, une dignité que le péché avait altérée et que seul, par conséquent, un acte divin de miséricorde et de pardon pouvait restaurer : « Mon enfant, tes péchés sont pardonnés ».
L’autorité que revendique ici Jésus pour opérer cette guérison est proprement inouïe. Cette autorité est déjà, pourrait-on dire, fondée sur la vertu rédemptrice de son sacrifice, puisque c’est en acceptant de mourir sur la Croix que Dieu, en Jésus, a accompli toute justice. En acceptant déjà d’être baptisé par Jean dans les eaux du Jourdain – nous avons célébré cette fête lundi dernier –, Jésus manifestait son intention de devenir solidaire de l’homme jusque dans les conséquences du péché. C’est ainsi, dira-t-il, qu’il convenait « que soit accomplie toute justice ». Le baptême de Jésus est le point de départ de la seule vraie justice. Mais c’est le drame du Calvaire qui va conférer à cette justice sa portée suprême, sa dimension expiatrice infinie. Ainsi que l’écrit saint Jean-Paul II dans son encyclique Dives in Misericordia : « Dans la passion et la mort du Christ – dans le fait que le Père n’a pas épargné son Fils, mais « l’a fait péché pour nous » –, s’exprime la justice absolue, car le Christ subit la passion et la croix à cause des péchés de l’humanité. Il y a vraiment là une « surabondance » de justice, puisque les péchés de l’homme se trouvent « compensés » par le sacrifice de l’Homme-Dieu » (n° 7). Autant dire qu’en agissant ainsi, le Christ renverse ni plus ni moins nos propres hiérarchies et nos échelles des valeurs, la justice de Dieu, en sa personne, nous apparaît même profondément subversive. Et l’on n’est pas étonné de la réaction scandalisée des scribes, témoin de la scène, qui vont jusqu’à accuser Jésus de blasphème. C’est ce chef d’accusation, nous le savons, qui le conduira à sa condamnation et à sa mort dans des conditions atroces.
Quelle est la pointe de notre péricope évangélique ? Elle est de nous dire que, dans le Christ Jésus, mort et ressuscité, la justice divine se révèle inséparable de l’amour. Comme le dit encore saint Jean-Paul II, « la justice divine révélée dans la croix du Christ est « à la mesure » de Dieu, parce qu’elle naît de l’amour et s’accomplit dans l’amour, en portant des fruits de salut » (ibid.). C’est dans cette intense lumière que s’éclaire, me semble-t-il, le sens de la liturgie qui nous rassemble ce matin. J’ose croire qu’en venant ce matin vous en remettre à la grâce de l’Esprit, vous faites acte de réalisme, et même d’humilité, de cette humilité qui est le contraire de l’humiliation parce qu’elle grandit l’homme en même temps qu’elle exalte la puissance de Dieu. C’est faire preuve d’humilité, déjà, que de reconnaître que juger est un art difficile et que, livrés à nous-mêmes, à nos propres critères, à nos jugements parfois étriqués, nous ne sommes tout simplement pas à la hauteur du service que nous souhaiterions accomplir. Parce que Dieu seul est juste, au nom même des convictions qui sont les vôtres, au nom même de la foi que vous entendez professer, vous reconnaissez que la praxis judiciaire ne peut être qu’un don reçu d’en-haut, qu’elle ne peut s’exercer en définitive qu’en participation à la justice de Dieu. Ce n’est pas pour rien qu’en christianisme la justice est comptée au nombre des vertus, des vertus dites « cardinales » dès lors qu’elles dessinent, avec la force, la prudence et la tempérance qui lui sont attachées, l’axe même de la vie morale du chrétien baptisé.
Mais pourquoi, me diriez-vous, invoquer l’Esprit Saint puisqu’il nous a été déjà donné ? Pourquoi avoir besoin de le faire descendre puisque nous l’avons déjà reçu à notre baptême et à notre confirmation et qu’il habite le sanctuaire de notre âme ? La raison, c’est que l’humilité, justement, est le premier trait qui caractérise la personnalité de l’Esprit. L’Esprit agit dans l’effacement, dans la discrétion absolue : « Nul ne sait ni d’où il vient ni où il va », nous dit de Lui Jésus dans l’évangile de saint Jean. Parce que cet Esprit respecte à plein notre liberté, il ne veut pas forcer la porte de nos cœurs ; il aime à se faire prier, en quelque sorte, pour que, du tréfonds le plus intime de notre personne, sa grâce se mette à couler comme une source d’eau vive jusqu’à irriguer nos pensées et nos actes et nous donner de vivre en témoins de sa lumière. La justice, nous avons déjà reçu en réalité la force et la capacité de l’accomplir, mais c’est en nous mettant à l’école de l’Esprit que son exercice devient pleinement et véritablement effectif. Parce que l’Esprit est Esprit de lumière, Lui seul peut éclairer le jugement de la conscience pour que ce jugement soit le plus droit possible, qu’il soit porté en plein accord avec la raison et avec la loi divine, sans quoi il ne sera qu’un jugement erroné. Parce que l’Esprit est Esprit de justice, Lui seul peut faire que le droit soit mis au service de la personne, qu’il soit l’expression de la transcendance de la personne tout autant que le garant et le gardien de son inaliénable dignité. Jésus dira de l’Esprit qu’il est « l’Esprit de vérité », celui « qui nous introduit dans la vérité toute entière ». Sauf à penser que la vérité serait l’affaire des juges, seulement, mais pas des avocats, nous sommes de ceux qui voient, au contraire, dans la vérité l’une des expressions de l’être même de Dieu auquel les croyants sont invités à communier, du fait de leur foi au Christ et de leur disponibilité à l’Esprit. Il y a au fond, dans le travail du juriste, de l’avocat, du magistrat, il y a dans l’exercice même de la justice humaine qu’ils entendent accomplir au quotidien comme un travail permanent d’ajustement à cette justice parfaite, à cette justice suprême dont l’Esprit de Dieu, seul, est la source.
Autant dire que commencer l’année nouvelle en invoquant l’assistance et le secours du Saint Esprit, c’est grand, c’est beau, c’est salutaire ! C’est une manière de reconnaître, au fond, qu’il n’y a pas de droit purement technique, que le droit est toujours porteur de valeurs, qu’il est porté, sous-tendu, inspiré par une vision de l’homme et qu’ainsi l’acte judiciaire – l’acte judiciaire pénal, en particulier –, possède une vraie dimension humaine, un sens anthropologique très fort. C’est ce qui me conduit, en terminant, à reprendre un détail de l’évangile de ce jour que je trouve particulièrement suggestif. On a entendu, tout-à-l’heure, que le paralytique avait été porté par quatre hommes qui n’ont pas hésité à passer par le toit pour amener cet homme à Jésus en dépit de la foule. Dans ces quatre hommes, précisément, qui portent la civière de l’homme infirme, je reconnais volontiers les membres de la communauté juridique. Dans l’acte de découvrir le toit, de faire une ouverture, de descendre le brancard pour approcher de plus près la personne de Jésus Sauveur, je vois le beau travail des juristes, de celles et ceux qui savent que la justice qu’ils entendent exercer ne s’arrête pas à leur propre personne mais qu’elle doit conduire à rencontrer le Christ, Chemin, Vérité et Vie. Qu’il en soit ainsi pour chacune et chacun de nous tout au long de cette année nouvelle. Amen.
**✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne
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