" Frères et Sœurs, chers amis,
C’est, nous le savons, la fonction de la liturgie que de maintenir vivante la relation entre la terre et le ciel. Cette relation nous est signifiée de façon heureuse et lumineuse dans la solennité de la Toussaint que nous célébrons aujourd’hui, une fête qui nous rend particulièrement proches de tous ceux et celles que nous avons connus et aimés et qui sont déjà entrés dans le ciel. Ils ont quitté ce monde, c’est vrai, mais ils y sont encore présents d’une certaine manière par les inspirations qu’ils nous donnent et par l’effet de leurs prières. Pour cette raison, il est important de nous redire que l’amour qu’ils avaient pour nous, l’amour qu’ils avaient sur la terre pour ceux qu’ils aimaient, cet amour, ils l’ont gardé au ciel. Et cela doit nous encourager et nous réconforter. Car s’il y a, de fait, comme un rideau entre le monde invisible et le monde visible, l’amour nous fait passer derrière en quelque sorte, c’est le même amour de charité qui est en eux et en nous ; par notre amour, nous les atteignons comme ils continuent de nous atteindre eux-mêmes.
C’est donc que la solennité que nous célébrons nous aide à prendre davantage conscience de ce lien très fort qui unit entre elles l’Église militante et l’Église triomphante. Ce sont deux images que je reprends au cardinal Journet qui fut un grand théologien de l’Église. L’Église militante, disait-il, est dans le temps et « sous l’état pérégrinal et crucifié » ; l’Église triomphante, elle, est dans l’éternité sous l’état de gloire, c’est-à-dire affranchi pour toujours du péché, de la souffrance et de la mort. Église « triomphante » : nous pourrions dire aussi Église « jubilante », car c’est la joie, la joie de Dieu, qui fait la compagnie éternelle des saints et des saintes. Nous viennent à l’esprit les évocations picturales du Paradis chez le bienheureux Fra Angelico où la joie transfigure le visage des élus dont les yeux boivent littéralement la lumière, cette lumière qu’ils ont cherchée chaque jour en cherchant à rencontrer le Christ. C’est vers cette dernière, l’Église jubilante, que le livre de l’Apocalypse tourne nos regards dans la première lecture. Nous aurions bien tort de ne voir dans cette foule contemplée par saint Jean qu’une armée de héros, de personnalités hors normes dont l’exemple est si éblouissant qu’au lieu d’être incités à progresser, nous risquerions de nous demander s’il est bien raisonnable de vouloir les imiter. C’est ici l’occasion de redire que, vivre en chrétiens, ce n’est pas imiter les saints, mais imiter le Christ. Et pour imiter le Christ, nous n'avons pas d'autres source inspiratrice que l'évangile des Béatitudes qui nous était proclamé il y a un instant. Le pauvre, le doux, l’affligé, l’affamé de justice, le miséricordieux, le pur, le pacifique, le persécuté… À l’énumération de ces huit qualificatifs, c’est le beau visage de Jésus qui s’illumine et prend forme devant nos yeux. Précisément, parce qu’ils ont choisi de se placer du côté de la source, les saints sont devenus icônes vivantes de Jésus. Ils ont à ce point contemplé, imité le « beau Jésus » que cette beauté a fini par conquérir leur être tout entier jusqu’à resplendir en chacun de leurs actes. Il est par conséquent impossible que les saints nous éloignent du Christ, qu’ils fassent en quelque sorte écran au rayonnement de sa personne. C’est le contraire qui est vrai : à travers leur témoignage, c’est l’unique sainteté du Seigneur Jésus qui continue d’être historiquement et visiblement manifestée en ce monde, c’est la source infinie de son amour qui vient à nous avec un visage humain.
Et il y a mille manières d’imiter le Christ dans la douceur et l’humilité de l’amour. S’il est question, justement, dans ce passage de l’Apocalypse d’une « foule innombrable », c’est bien pour nous faire contempler le Ciel comme la grande famille des sauvés, cette multitude de petits saints, humbles et anonymes. Le pape François aime à les appeler « les saints de la porte d’à côté » : ce sont des gens ordinaires qui n’ont pas toujours été exemplaires. Ils ont eu leurs défauts, peut-être même de gros et ostensibles défauts, certains avaient des fichus caractères, mais leur faiblesse ne les a jamais découragés et ils ont progressé avec confiance sur les chemins de la sainteté. Voilà qui nous encourage à notre tour à aimer Dieu, joyeusement et de tout notre cœur. Au cœur de ce monde que Dieu aime, solidaires de cette humanité traversée par des drames en tous genres, des conflits sanglants, des catastrophes meurtrières, comme en Espagne tout dernièrement, au nom même du baptême que nous avons reçu, nous n'avons pas d'autres signes à donner que celui de l'amour. Ce témoignage, nous le puisons à la source des Béatitudes, les yeux fixés sur Jésus. À la violence, nous répondons par la douceur ; à la cruauté, par la compassion et la miséricorde ; à la malhonnêteté, par la justice ; aux comportement dissolux et honteux, par la pureté de nos intentions et de nos actes. Nul besoin, en définitive, de grandes performances pour devenir des saints, mais seulement l’amour : l’amour infini de Dieu devant lequel nous finirons un jour, en tout cas nous l’espérons, par capituler. Qu’il en soit ainsi. Amen."
Thierry Scherrer
Évêque de Perpignan-Elne