"Frères et sœurs, mes amis,
Nous venons d'entendre le Prologue de l'évangile de saint Jean que la liturgie de l'Église nous fait traditionnellement méditer en la solennité de Noël. Il nous est bon de le réentendre, car nous sommes plus habitués au récit de la naissance de Jésus dans l'évangile de Luc que l'on entend la nuit de Noël. L’imaginaire qu'il déploie nous est en tout cas plus familier, nous le faisons revivre à travers les santons de nos crèches, en particulier, que nous installons dans nos salons ou nos salles à manger. Et pourtant, ce Prologue du Quatrième évangile n’en est pas moins magnifique. Il est comme le porche majestueux par lequel nous entrons dans le mystère de Noël. Saint Jean le fait en particulier au moyen d'un raccourci saisissant : « Le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire ». En grec, le Verbe se dit Logos, qui signifie la Parole : Dieu, en Jésus, nous parle, il s'adresse à nous avec des mots humains. L’auteur de la lettre aux Hébreux nous le rappelait il y a un instant : « En ces temps qui sont les derniers, Dieu nous a parlé en son Fils ». Saint Jean de la Croix écrit qu’en nous le donnant, ce Fils, « Dieu nous a tout dit et en une seule fois », il n’a plus rien à nous dire, il est « sa Parole dernière et définitive ». Mais le Logos, pour les Grecs, c'est aussi la raison, le sens, le pourquoi des êtres et des choses, leur vérité ultime. Et cela nous dit que, loin d’être absurde, notre existence est voulue par Dieu, qu'elle prend sa source dans l'amour de son cœur, et que, dès lors, son sens plénier ne peut être déchiffré qu’à partir du Christ, et de Lui seul.
Or voilà que le Prologue proclame l'union improbable entre le « Verbe », c'est-à-dire la Divinité, et la « chair », c'est à dire notre humanité dans ce qu’elle a de plus concret et de plus vulnérable. Ce Logos, nous dit saint Jean, « s’est fait chair » : littéralement, « il a planté sa tente parmi nous et est devenu chair ». Péguy parle de l’encharnement du Fils de Dieu. Le Fils de Dieu advient dans la chair, dans notre condition d’existence charnelle, aussi incertaine que précaire. Saint Jean ne nous dit pas que le Verbe s'est fait corps, mais qu'il s'est fait « chair ». La nuance est importante. Dans la pensée sémitique, en effet, le mot « chair » désigne bien davantage qu’un simple « morceau de viande », si vous me permettez l'expression : il renvoie à la totalité de l'être humain, corps, intelligence, affectivité, dans sa condition de faiblesse et de mortalité. Alors qu’il est Dieu de toute éternité, ce Verbe, qui est le Fils du Père, abandonne, en quelque sorte, ses prérogatives, quitte sa supériorité, se dessaisit de sa gloire pour descendre dans les bas-fonds de notre monde corruptible et se mélanger aux humains. Que le Verbe vienne ainsi habiter dans la chair est une révélation d’une audace inouïe. Elle vient percuter de plein fouet la vision dualiste héritée de Platon selon laquelle l’union entre l’esprit et la chair, entre le divin et l’humain était rigoureusement impensable. Dès les premiers temps de l’Église, les partisans de ce qu’on appelle la « gnose » ont perpétué cette idée gravement mensongère selon laquelle l’esprit était inconciliable avec la matière ; comme s’il y avait entre les deux une irréductibilité absolue : parce que la matière, disent les gnostiques, est répugnante, qu’elle est le produit d’une déchéance et qu’il est par conséquent impossible que le Divin se soit lié à elle dans l’incarnation du Fils de Dieu. Il a fallu l’intelligence combative et la sagacité des premiers théologiens, qu’on appelle les Pères de l’Église, pour déjouer cette erreur et nous faire admettre l’incroyable vérité : en Jésus, Dieu a réellement pris chair de notre humanité, et c’est par ce moyen qu’il a opéré notre salut.
Vous allez me dire : tout cela est bien beau, mais qu'est-ce que cela a à voir concrètement avec notre existence aujourd'hui d'hommes et de femmes ? Et la réponse, bien sûr, est que cette révélation nous rejoint en totalité et nous concerne, chacune et chacun personnellement. Si Dieu en Jésus s'est fait homme, en effet, c'est très concrètement pour moi, pour vous, pour nous. La chair dans laquelle le Verbe vient planter sa tente, c'est notre existence concrète, c'est notre humanité singulière, avec sa grâce, sa légèreté et son épaisseur tout à la fois. Cette chair, c’est notre vie que Dieu vient épouser, qu’il vient assumer tout entière, dont il s’approprie chaque étape depuis sa conception dans le ventre de notre mère jusqu’à sa consommation finale quand viendra le moment de mourir. Cette chair, c’est notre histoire personnelle avec ses joies mais aussi ses peines ; c’est notre liberté créée avec ce qu’elle a pu produire possiblement d’actes méritoires et vertueux, mais aussi avec ses dévoiements plus ou moins graves, les compromissions funestes qu’elle a pu générer en nous incitant à suivre la pente du mal et du péché. C’est tout cela que le Christ Jésus vient réassumer dans sa propre existence de Dieu fait homme.
On comprend alors que Noël, ce n'est pas simplement une belle histoire à raconter aux enfants : Noël, c'est ni plus ni moins l'anniversaire de la vie ; c'est la promesse d'un renouveau merveilleux, c'est l'aube d'une création nouvelle pour chacune et chacun de nous personnellement. Et si Noël, c’est vraiment cela, alors, comme le dit le pape saint Léon le Grand, « il n'est pas permis aujourd'hui d'être triste », car nous sommes tous les destinataires de cette révélation prodigieuse. L'important est de ne pas se tromper de joie. La joie de Noël, en effet, n'est pas emballée au pied du sapin, même si les cadeaux expriment quelque chose du partage et de la fraternité ; la joie de Noël n'est pas dans le consumérisme et les excès de table, même si la fête peut bien commencer par un verre de vin pétillant. La joie, la vraie, elle est dans cet enfant qui nous tend ses deux bras pour que nous le laissions entrer dans chacune de nos vies et lui laisser toute liberté pour la transfigurer, la recréer de l’intérieur. Son nom est Jésus-Sauveur, le « Prince de la paix ». Mes amis, en ce saint jour de Noël, laissons-nous envahir par la joie de Jésus, source d’espérance et d’amour. Amen."
Thierry Scherrer
Évêque de Perpignan-Elne