Aplec à Notre Dame de Font-Romeu - 8 septembre 2024

« Avec Marie, pèlerins de l'espérance ». C’est le thème fédérateur de notre Aplec, ici même, en ce sanctuaire marial de Font-Romeu. Aussi, mon propos ce matin consistera à développer trois points successivement : 1. Chrétiens-baptisés, nous sommes des marcheurs, des pèlerins ; 2. Notre chemin, la route sur laquelle nous pérégrinons, c'est le Christ Jésus en personne ; 3. Le carburant, le moteur de notre avancée, c'est l’amour, c’est la charité. Et nous n’aurons pas de mal à percevoir, je pense, comment la Vierge de la Visitation est de tout cela l'illustration éclatante.

1. Retournons pour cela au tout début de l’évangile : « En ces jours-là, nous dit saint Luc, Marie se mit en route rapidement ». La caractéristique fondamentale de la vie baptismale se trouve ici évoquée, et de manière explicite : ce qui définit l’existence chrétienne, dans la diversité même de ses états de vie, c’est la marche. À la suite d’Abraham, notre Père dans la foi, qui partit sans savoir où il allait, à la suite de Marie, la randonneuse des hauts plateaux de Judée, nous sommes fondamentalement des pèlerins et des marcheurs. Chrétiens, nous ne sommes pas toutefois des randonneurs quelconques ; nous sommes pèlerins de l'espérance ; car notre destination ultime, inscrite sur le GPS de chacune de nos vies, c'est le Ciel, ni plus ni moins. Sur les sentiers escarpés de la vie ici-bas, le bâton à la main, les chaussures aux pieds, nous marchons vers la Jérusalem céleste, nous pérégrinons vers notre salut. C'est la dimension eschatologique de l'existence chrétienne magnifiquement rappelée par le concile Vatican II dans la constitution Lumen gentium. Mais en ajoutant ceci qui me paraît capital : notre marche vers le salut ne saurait être pensée autrement que comme une marche vers les autres. L’espérance chrétienne, en ce sens, est tout sauf une espérance individualiste qui abandonnerait le monde à sa misère et nous réfugierait dans un salut éternel uniquement privé (cf. Benoît XVI, Spe salvi, n. 13). Comme si on pouvait « gagner son ciel » en étant indifférent aux attentes et aux besoins des autres ! Non, cela n'est pas possible ! Parce que le catholicisme est social en son essence, l'espérance chrétienne ne peut être elle-même que solidaire et collective, elle inclut nécessairement la dimension du service et de l’amour. N’est-ce pas le message, justement, que voudrait nous laisser Marie, la Vierge de la Rencontre et de la Visitation ? 

2. Notre chemin, la route sur laquelle nous pérégrinons, c'est le Christ. C’est tellement important à redire ! Jésus, en effet, n’est pas un chemin parmi d’autres, il est le chemin : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie », nous dit-il dans l’évangile de saint Jean (14,6). Dans la puissance et l’autorité de ce « Moi, je suis », Jésus se présente comme l’unique Médiateur qui conduit l’homme à Dieu. L’évêque saint Augustin écrit : « C'était trop peu pour Dieu de donner son Fils pour qu'il montre le chemin. Il a fait de Lui le chemin par lequel nous irions sous sa direction (Sur le Ps 109). » C'est ce qui nous a valu ces affirmations si fortes de saint Jean-Paul II dans sa première encyclique Redemptor hominis : « Jésus-Christ est la route principale de l'Église. Lui-même est notre route vers ‘la maison du Père’, et il est aussi la route pour tout homme ». Et il ajoutait : « Sur cette route qui conduit du Christ à l'homme, sur cette route où le Christ s'unit à chaque homme, l'Église ne peut être arrêtée par personne » (n. 13). Ces propos nous ramènent immanquablement à l’évangile entendu tout-à-l’heure. Sur la route qu’est le Christ, Marie est la première en chemin. Avançant d’un pas résolu et rapide, elle est l’icône de l’Église que rien ni personne ne peut arrêter sur la route. Aussi, le grand désir de Marie, quel est-il ? Que nous nous attachions à Jésus par la foi, que nous fassions resplendir son beau visage par la cohérence de nos vies, par la vérité de nos engagements ! Voilà quel est le grand désir de Marie. « N’ayez pas Jésus-Christ sur les lèvres et le monde dans le cœur », disait saint Ignace d’Antioche. Mes amis, gardons-nous de chercher ailleurs qu’en Jésus la route à suivre ! Mais en n’oubliant jamais, là encore, que sur la route qu’est le Christ, nous ne marchons jamais seuls ; nos pas croisent forcément ceux de nos frères et sœurs en humanité, à commencer par ceux qui portent de lourds fardeaux sur leurs épaules. Ce sont ceux-là que Jésus nous appelle à servir et à aimer en priorité.

3. Sur la route qu’est le Christ, le carburant, le moteur de notre avancée, c'est l’amour, c’est la charité. Quand on contemple Marie dans l’Évangile, on la voit femme active et enthousiaste, toujours préoccupée du bien qu’elle peut apporter aux autres. Regardons-là à la Visitation s’élancer, joyeuse, à la rencontre de sa cousine Élisabeth ! Regardons-là à Cana, prêtant son attention aux moindres signes qui pourraient assombrir la joie des noces ! « Ils n’ont plus de vin », dit-elle à Jésus. Ce n’est pas là un détail anodin : si le vin manque à la noce, c’est la fête qui est gâchée ! C’est pour avoir pressenti l’importance de ce signe que saint Jean a jugé bon de nous le relater. L'eau que Jésus transforme en vin, en effet, c’est la bonne volonté de l'homme, ce sont ses capacités humaines d'aimer. C'est beau, c'est grand, mais cela ne suffit pas. Dieu veut plus encore, Il veut nous transformer en Lui, Il veut transformer le cœur de l'homme en son propre cœur, en cœur du Christ. Il veut nous donner sa propre capacité d'aimer. C’est cela que symbolise le vin de Cana, à savoir l’amour surabondant du Christ, et en même temps la joie qui naît d’accueillir cet amour et de pouvoir le donner. Et Marie à Cana est témoin de ce grand remplissage de l’amour. Et lorsqu’elle est présente encore au Cénacle avec les Douze le jour de la Pentecôte, elle symbolise l’Église que l’amour de Dieu vient remplir pour lui permettre d’accomplir sa mission. Le sens ultime de nos vocations de baptisés-confirmés réside là : ce qui fonde notre témoignage chrétien et le rend crédible aux yeux du monde, c’est l’amour reçu et c’est l’amour donné. « Au soir de notre vie, écrivait saint Jean de la Croix, nous serons jugés sur l’amour ». Et cela est valable quels que soient les états de vie que nous représentons. C’est l’amour vécu au quotidien qui fait l’étoffe, la texture de la sainteté. La sainteté, en quoi consiste-t-elle ? Elle n'est pas dans les démonstrations héroïques ou les projets grandioses ; elle consiste à vivre l’instant présent en le comblant d’amour, autrement dit à saisir chaque occasion qui s’offre à nous pour accomplir les actes ordinaires de façon extraordinaire, c’est-à-dire en y mettant un maximum d’amour. Mes amis, apprenons de Marie ce matin à vivre chaque rencontre comme une visitation d’amour.

Il est temps maintenant de conclure. Et je le ferai en nous mettant en garde contre une tentation récurrente. S’il est vrai, en effet, que le chrétien baptisé est fondamentalement un marcheur, un randonneur – et ce ne sont pas les Romeufontains qui vont ici me contredire ! –, le grand risque pour lui (le grand risque pour nous !), c’est de tourner en rond, c’est de piétiner, c’est de faire du sur-place. On fait du sur-place chaque fois qu’on se défie de soi-même et qu’on se laisse envahir par le scepticisme ou le doute ; on tourne en rond lorsqu’on considère ses propres intérêts au lieu de regarder ceux des autres ; on piétine chaque fois qu’on oublie que le Christ marche à nos côtés, qu’Il est avec nous sur la route et qu’il nous donne part à son Esprit. Or l’Esprit que Jésus nous a donné est l’Énergie même de l’Amour ; en Lui par conséquent réside la force, la seule qui puisse nous rendre capables de franchir les obstacles, de vaincre toute adversité, à commencer par la peur qui souvent paralyse. L’Esprit reçu de notre baptême et de notre confirmation agit à l’inverse de la pesanteur ou de l’inertie : il est mouvement perpétuel, force centrifuge qui nous fait sortir de nous-mêmes, élan puissant qui nous propulse en avant sur les chemins de la mission ! 

Alors, mes amis, ne nous laissons pas gagner par la résignation ou le découragement. Ensemble, soyons le peuple de Dieu en marche. Devenons toujours cette Église que Jésus a voulue et rêvée pour qu’elle soit signe de salut au cœur de ce monde que Dieu aime ! Église qui est en Pyrénées-Orientales, peuple catalan à qui Dieu a confié le trésor de l’Évangile, avec Marie, notre Moreneta, laisse-toi emporter par le grand vent de Pentecôte. Chante et marche ! Sois pèlerin de l’espérance, sois un apôtre de la joie ! Amen.

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne

Messe de clôture du Festival Pablo Casals à Prades - 4 août 2024

Frères et sœurs, mes amis,

La coïncidence a permis qu’en ce jour où nous célébrons la messe du Festival en l’honneur de Pablo Casals, l’Église nous fasse entendre un extrait du chapitre 6ème de l’évangile de saint Jean appelé le Discours sur le Pain de vie. C’est le plus long chapitre du Quatrième évangile, pas moins de 69 versets ! Aussi n’avons-nous pas trop de cinq dimanches consécutifs pour en explorer les profondeurs et tenter d’en dégager la quintessence. C’est un récit d’une beauté lumineuse qui nous conduit au cœur même de la foi chrétienne. Dans l’extrait entendu tout-à-l’heure, Jésus se donne un titre étonnant : il se désigne comme le « Pain vivant qui descend du ciel et qui donne la vie au monde ». Ces paroles ne peuvent pas ne pas éveiller en nous un profond émerveillement. Car elles nous disent jusqu’où va l’amour de Dieu pour nous. En la personne de Jésus, non seulement Dieu s’est fait l’un de nous, partageant notre condition humaine. Mais s’il s’est fait l’un de nous, c’est pour nous devenir en quelque manière intérieur ; c’est, pour de l’intérieur même de notre humanité périssable, nous communiquer sa propre vie incorruptible, rien de moins que cela ! Déjà, lors de leur exode à travers le désert, Dieu avait nourri les fils d'Israël avec la manne qu'il avait, pour eux, fait tomber du ciel. C'est le récit que nous entendions en première lecture. Aux Hébreux qui s'interrogeaient sur l’origine de ce prodige : « Mann hou ? », « qu'est-ce que c'est ? », Moïse leur répondait : « C'est le pain que le Seigneur vous donne à manger ». C’est ainsi que la manne est une préfiguration de l’Eucharistie. Elle annonce le prodige d’un Dieu qui se fera Pain lui-même pour nourrir la faim existentielle des hommes. C’est fou, quand on y pense ! Personne en ce monde, même s'il aime une autre personne, ne peut se transformer en nourriture pour elle. Or ce qui est impossible aux hommes, Dieu l'a rendu possible, et Il le fait encore pour nous, à chaque Eucharistie.


Si par pudeur, sans doute, Pablo Casals parlait peu de ses convictions chrétiennes – je dirais volontiers que ses convictions, il les vivait davantage qu’il n’en parlait –, sa foi eucharistique, en revanche, est bien réelle et vivante : elle transparaît dans sa musique religieuse, notamment à travers les messes qu’il a composées, mais aussi en bien d’autres œuvres musicales qu’il dédia aux moines de l’abbaye de Montserrat avec lesquels il avait noué une amitié profonde. Parmi elles, il y a ce cantique bien connu intitulé Eucarística, précisément, que Pablo Casals composa à partir d’un texte du poète barcelonais Joan Llongueras i Badia. Dans ce chant émouvant, le poète s’émerveille de la présence réelle de Jésus dans l’Hostie. Et, surtout, il en perçoit les implications concrètes dans sa vie de tous les jours. C’est très beau ! Et Pau Casals, avec l’immense talent qu’on lui connaît, est parvenu à faire vibrer cette émotion du poète par la qualité de sa composition musicale. Eucarística fut composé au Vendrell en 1934. Or il se trouve que, moins de dix ans après, en 1943, le Maître catalan s’attelait, ici même à Prades, à la composition de son chef d’œuvre El Pessebre. Est-il besoin de rappeler que cet oratorio de Noël est inspiré d’un autre poète barcelonais – et quel poète ! – prénommé Joan également : Joan Alavedra. El Pessebre n’est pas une œuvre eucharistique à proprement parler, c’est une évocation du mystère de la Nativité. Mais entre le mystère de la Nativité et celui de l'Eucharistie, justement, c’est le même prodige qui se trouve offert en réalité à notre contemplation : celui d'un Dieu qui s'est fait tout petit pour mieux pouvoir dire aux hommes à quel point il les aime ; un Dieu qui va littéralement jusqu’à se laisser manger par eux pour les nourrir de sa propre vie. C'est bien dans une « mangeoire » en effet – le mot Pessebre en catalan vient du latin praesepium qui signifie « mangeoire » – que, selon la tradition, Jésus a été déposé à sa naissance. Dans la crèche, le Fils de Dieu est déposé à l’endroit même où les animaux vont manger, la paille est son premier berceau. C’est comme si, dès les premiers instants de sa vie sur terre, l’Enfant-Jésus nous disait en nous tendant ses deux bras : « Le Pain vivant descendu du ciel, c’est moi ! Mange-moi, accueille en toi ma propre vie, et c’est ton existence tout entière qui s’en trouvera illuminée ! »


 Je tire de cela – et ce sera ma conclusion – un double enseignement que je voudrais mettre en résonance avec la vie et la personnalité de Pablo Casals. 


- Une première remarque pour dire que, si, dans l’eucharistie de chaque dimanche, le Christ se donne à manger, le recevoir au moment de la communion n'a rien d'un geste magique : c'est un acte qui nous engage et nous responsabilise. Se pourrait-il que nous nous approchions de la communion chaque dimanche sans être habité ne serait-ce que par l’intention, le désir de nous amender, de changer quelque chose de notre vie somme toute médiocre, en nous laissant transformer par le Christ, tout simplement ? Or s’il est un artiste qui s’est voulu engagé, justement, c’est bien Pablo Casals qui, durant toute sa vie, a fait preuve d'un incroyable courage politique. Ainsi, lorsqu’en 1962, il annonçait son intention d'entreprendre, avec El Pessebre, une croisade personnelle pour la paix, il écrivait : « Je suis un homme d'abord, un artiste ensuite. En tant qu’homme, mon devoir est de travailler au bien-être de mes semblables. Ce but, j'essaierai de l'atteindre grâce à la musique – le moyen que Dieu m'a donné – qui ignore les frontières linguistiques, politiques et nationales. La contribution à la paix du monde peut être modeste mais du moins je veux avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour un idéal que j'ai toujours considéré comme sacré » (dans Ma vie racontée à Albert E. Kahn, p. 208-209). 

- Une deuxième remarque pour dire que nous vivons une situation étrangement paradoxale : le 21ème siècle, en effet, est un siècle d'opulence et de progrès ; et pourtant, jamais autant qu’en ce siècle les hommes n’ont eu aussi faim. Ils sont saturés de biens de consommation et en même temps profondément avides, insatisfaits. Les hommes, nos contemporains ont faim de tout : faim de pain matériel, sûrement, pour ceux qui en manquent, et ils sont des millions encore aujourd'hui ; mais surtout faim d'amour (amour à recevoir et amour à donner), faim de sens à donner à leur vie, à leur travail, à leurs relations, faim de dignité, de justice sociale et de fraternité. Et c'est là justement que s’éclaire notre vocation de chrétiens-baptisés : nourris de l'Eucharistie, le Christ nous appelle à nous faire pain pour les autres, pain pour le monde, pour combler la faim de tous ceux qui cherchent à donner un sens à leur vie. C'est toute notre existence, en définitive, qui doit devenir eucharistique au sens le plus fort du terme. Et c'est ce qui nous émeut et nous émerveille dans le témoignage que Pablo Casals nous a laissé. Il a compris que la vie sur cette terre était un cadeau à faire aux autres. Il a su mettre ses dons, ses talents au service de l'humanité de son temps. Sa musique, en une période si troublée, a eu un retentissement planétaire. Elle été pour tous une « manne » bienfaisante, apaisante, providentielle même, et d’abord pour ses compatriotes eux-mêmes, au plus fort du terrible exode que leur fit subir la dictature franquiste. C’est parce qu’il se savait investi, quelque part, de cette mission philanthropique, universelle au service de la paix, de la justice et de la liberté que Pau Casals, au final, aura pu traverser la première Guerre mondiale, la Guerre d'Espagne, et la deuxième Guerre... sans jamais abandonner l'espérance. 

Dans une très belle conférence de 2009 sur la longue amitié qui lia Pau Casals à Joan Alavedra, son grand-père, Gemma Durand-Alavedra rapporte cette parole bouleversante du Chancelier Adenauer, disant à l’issue d’un concert du Maître à Berlin : « Quand Casals joue, Dieu est au concert ! » C’est peut-être là, au fond, que la dimension proprement eucharistique de l’œuvre musicale du Maître catalan se laisse percevoir avec le plus d’intensité. Pau Casals, j’en suis personnellement convaincu, c’est plus encore qu’un virtuose, un musicien de génie ; c’est véritablement – et toutes proportions gardées, bien sûr –, une « présence réelle » ! Nous n'avons sans doute pas les mêmes dons, les mêmes aptitudes que lui ; mais si chacune et chacun ici, par la mise à disposition de ses talents, aussi modestes soient-ils, par la générosité de ses actes, surtout, autant que par la cohérence de sa vie pouvait rendre en quelque manière Dieu présent, alors notre monde, c’est certain, en serait transformé ! Qu’il en soit ainsi. Amen.

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne


Messe Chrismale - 25 mars 2024

Frères et sœurs, mes amis,

C’est une grande joie pour moi, votre évêque, de présider au milieu de vous ce soir cette liturgie si belle et si riche de la messe chrismale grâce à laquelle nous allons vivre ensemble comme un pèlerinage aux sources de l’Église, un pèlerinage aux sources de notre baptême. Cette messe qui valorise la belle complémentarité des appels et des vocations est aussi l’occasion de signifier l’étroite collaboration que l’évêque vit avec ses prêtres et ses diacres dans l’exercice de la charge pastorale qui lui est confiée par l’Église. 

« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction ». Ces paroles du livre d’Isaïe rapportées par l’évangéliste saint Luc reviennent à plusieurs reprises dans la liturgie d’aujourd’hui, elles en constituent le fil conducteur. Elles rappellent un geste rituel qui possède une longue tradition dans l’ancienne Alliance, un geste qui s’est perpétué dans l’histoire du peuple élu lors de la consécration des prêtres, des prophètes et des rois. À travers le signe de l’onction, Dieu lui-même confie la mission sacerdotale, prophétique et royale aux hommes qu’il appelle, et il rend sa bénédiction visible pour l’accomplissement de la tâche qui leur est confiée. « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction ». Dans la synagogue de Nazareth, Jésus s’approprie ces paroles avec une autorité qui surprend, qui stupéfie même ses auditeurs. « Cette parole que vous entendez, leur dit-il, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit ». Par ces mots, Jésus se désigne comme étant l’unique et définitif « consacré », celui que le Père a oint de cette Onction qui est l’Esprit Saint en personne. C’est lors de son baptême dans les eaux du Jourdain que Jésus a reçu l’onction messianique. Jésus a été baptisé pour nous baptiser dans l’Esprit Saint. Ce jour-là, « c’est bien l’Esprit de Dieu, écrit saint Irénée, qui est descendu sur lui, l’Esprit de Dieu même qui, par les prophètes, avait promis de lui conférer l’onction, afin que recevant nous-mêmes de la surabondance de cette onction, nous soyons sauvés » (AH III,9,3). C’est donc en tant que Tête que le Christ a été oint au baptême en vue de sanctifier son Corps qui est l’Église. Ainsi que l’exprimait déjà magnifiquement saint Ignace d’Antioche dans son épître aux Éphésiens : « Si le Seigneur a reçu une onction sur la tête, c’est afin d’exhaler pour son Église un parfum d’incorruptibilité » (XVII, 2). 

Quelle merveille, mes amis ! Par la grâce de notre baptême et de notre confirmation, nous sommes rendus participants de l’onction messianique du Christ dans sa triple dimension sacerdotale, prophétique et royale. Cette onction de l’Esprit qui nous imprègne durablement nous assimile à la vie de Jésus. Elle nous enseigne Jésus, nous le rappelle, le fait revivre en nous et pour nous à chaque instant de notre vie. Elle nous pousse dans le même sens que Jésus durant sa propre vie terrestre, c’est-à-dire dans le sens de l’amour et du don de soi, un don joyeux et constant, un don joyeux pour être constant. C’est dire que, fondamentalement, la vocation du chrétien baptisé est d’être un diffuseur de lumière, un diffuseur d’amour ainsi que le manifeste sensiblement le parfum du saint chrême que je vais dans un instant consacrer. Par les œuvres bonnes que nous réalisons, nous contribuons à répandre autour de nous la bonne odeur du Christ au cœur du monde. C’est en voyant nos œuvres bonnes, en effet, que les hommes, nos contemporains, pourront croire à leur tour. Cela, c’est une mission immense pour nous chrétiens, un défi quotidien, une responsabilité permanente : rendre crédible par notre engagement chrétien et le service désintéressé des autres le message d’amour de l’Évangile. L’Église, vous le savez, n’existe que pour annoncer l’Evangile.

Sans doute aurons-nous noté que, dans le passage d’Isaïe que Jésus s’approprie, l’insistance est mise d’une manière particulière sur l’onction prophétique : « Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres ». C’est important, car l’Église aujourd’hui ne peut pas être signe du Christ, signe du salut qu’il apporte au monde sans une attention renouvelée aux pauvres. Cette mission nous incombe à tous en solidarité étroite avec nos frères diacres qui vivent, par leur ministère, au plus près des précarités actuelles. En portant la Bonne nouvelle aux pauvres, nous découvrons d’ailleurs que ce sont eux, d’abord, qui nous évangélisent. Combien de fois nous en faisons l’expérience : les pauvres nous disent l’évangile par leur pauvreté, par leurs faiblesses mêmes : pauvres de moyens matériels, pauvres par leur santé psychologique ou mentale, pauvres dans leurs affections humaines, pauvres que la société rejette et exclut. Tous sont à leur manière des épiphanies de Dieu au cœur du monde. Merci aux diacres d’être pour notre Église diocésaine les signes du Christ-Serviteur, lui que le Père a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres. Et merci à leurs épouses de les encourager et de les accompagner dans cette belle mission.

Chers frères prêtres, à notre tour ce soir, chacun peut reprendre à son compte les paroles du prophète Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré par l’onction ». Le jour de notre ordination en effet, nous avons été rendus, à un titre singulier,participants de l’onction sacerdotale du Christ. À partir de ce moment, la puissance de l’Esprit Saint qui s’est répandue sur nous a transformé notre existence pour toujours. Alors, bien sûr, l’imposition des mains n’a pas fait de nous, comme par magie, des hommes refaits à neuf. Elle n’a pas supprimé les rudesses de tempéraments, les aspérités de notre nature pécheresse. Elle ne nous pas, non plus, affranchis des vicissitudes de l’existence. Car les difficultés du ministère sont bien là, sans doute plus nombreuses aujourd’hui qu’hier. Elles s’accroissent même avec les épreuves de l’âge et la souffrance bien réelle aussi de constater que la relève peine à venir. Il n’empêche : cette puissance reçue de l’Esprit le jour de notre ordination ne peut nous faire défaut. Elle jaillit en permanence de notre cœur et de nos mains de prêtres pour que s’opère aujourd’hui encore la grâce du salut apportée par le Christ. Et cela doit nous tenir dans la louange du cœur et une continuelle action de grâce.

Mes amis, avec nos frères et sœurs catéchumènes qui seront bientôt baptisés et confirmés, mon cœur d’évêque s’associe à toutes les personnes éprouvées dans leur santé qui recevront l’onction des malades dans les prochaines semaines pour accueillir la force de Dieu. Je pense en particulier à celles et ceux que j’accompagnerai au mois de mai à l’occasion du pèlerinage diocésain à Lourdes. Prenons-les d’ores et déjà dans notre prière. Dans la grâce de l’onction que nous avons tous reçue, prenons avec audace notre part dans l’annonce de l’évangile. Laïcs, religieux-religieuses et ministres ordonnés tous ensemble, sans esprit de rivalité mais dans la joyeuse émulation qui nous vient de l’Esprit, relayons la bonne nouvelle d’un Dieu qui continue aujourd’hui encore d’aimer et de sauver le monde. Amen.

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne

Messe des Rameaux - 24 mars 2024

Frères et sœurs,

​La proclamation du récit de la Passion chez l’Évangile de saint Marc a pu paraître à certains quelque peu longue et fastidieuse. C’est pourtant le cœur palpitant du message chrétien que de nous rappeler les événements par lesquels le Christ a obtenu, par sa vie offerte jusqu’à la mort, la rançon de notre salut. Nous savons que la Croix était chez les Romains le supplice le plus infamant réservé aux esclaves coupables de délits majeurs. La crucifixion n’était pas seulement une exécution, c’était une torture lente. Le condamné était d’abord fouetté, conduit au lieu de l’exécution, chargé sinon de la Croix complète, tout au moins du poteau transversal, puis attaché nu et ensuite cloué au gibet où il agonisait en proie à des soubresauts et à des souffrances atroces, tout le poids de son corps pesant sur ses plaies. Mais l’horreur de la Croix ne se limite pas à des souffrances corporelles ou physiques, aussi effrayantes soient-elles. La vraie passion de Jésus en réalité est celle qui ne se voit pas et qui le fait s’écrier au jardin de Gethsémani : « Mon âme est triste à mourir ».

Jésus est mort intérieurement avant de mourir corporellement. À Gethsémani, d’abord, puis sur le Golgotha, c’est la masse monstrueuse des péchés de l’humanité entière, les péchés collectifs comme les péchés personnels de chacun, qui assaille Jésus et le livre, au plus profond de son âme humaine, à un combat titanesque où toutes les forces de l’enfer se liguent contre lui. C’est le flot de boue, de mort et de désespoir du monde entier, du début à la fin de l’histoire, qui déferle sur le Christ crucifié. 

S’il fallait recourir à une image pour évoquer ce mystère, il n’en est pas de plus suggestive, me semble-t-il, que le miracle de la photosynthèse. De même que les plantes et les arbres, par l’effet de l’énergie lumineuse, absorbent le gaz carbonique pour le transformer en oxygène, de même sur le bois de la Croix, Jésus a pris sur lui tout le péché, toute la souillure de l’humanité pour les transformer en amour. Par la seule puissance de l’amour, Jésus a transformé notre mort en vie. C’est peut-être le symbolisme que nous pourrions attacher à ce rameau béni que nous ramènerons chez nous. Qu’il est fort et puissant notre Jésus dans sa faiblesse et sa vulnérabilité ! Tandis qu’ils l’avaient mis en Croix, les bourreaux espéraient de sa part des mots de haine et de révolte ; mais Jésus n’a prononcé que des mots empreints de douceur, des paroles de pardon et d’amour. Le miracle, justement, c’est qu’au moment où la mort semble en lui victorieuse, elle est définitivement vaincue. Lorsque la haine, en lui, semble tout submerger, l’amour du Christ fait tout retourner vers la vie. Parce que Jésus a pris sur lui toute souffrance et toute haine, il nous en libère. C’est cela la merveilleuse alchimie de la Croix. Ceux qui ont pu pénétrer ce mystère, ceux qui ont reconnu le prodige d’amour dont il était la révélation en ont eu le cœur transpercé, bouleversé. Leur vie en a été changée radicalement, ils sont devenus les amis de la croix, les témoins brûlants de son amour sauveur. 

​Ce matin, la liturgie nous invite à déposer notre insensibilité, notre indifférence, notre orgueil au pied de la Croix. Elle nous porte à regarder Jésus que nous avons transpercé pour que la considération de sa vie livrée jusqu’à la mort nous décide à aimer Dieu en retour, à aimer les autres en Lui avec plus de détermination et de générosité. Et peut-être aussi que la célébration de ce jour pourrait nous ouvrir à la démarche de la confession sacramentelle. En vivant pour de bon l’expérience du pardon de Dieu, nous pourrions prendre la décision ferme et – autant que cela dépend de nous – irrévocable de ne plus commettre de péché volontaire, spécialement « tel péché » auquel nous sommes encore secrètement attaché. Ce serait une manière concrète de vivre la conversion, en sachant que se convertir, c’est traverser le mur du mensonge et se mettre du côté de la vérité, c’est-à-dire de Dieu. Qu’il en soit ainsi. Amen

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne

Jour de Noël 2023 – Cathédrale Saint Jean-Baptiste de Perpignan

Frères et sœurs, mes amis,

Cette année encore, la féérie de Noël s’est invitée dans nos villes, égayant les rues et les places de ses lumières multicolores. Et c’est tant mieux ! Pour quelques jours, pour quelques heures, nous nous prenons à rêver d’un monde où la fraternité est possible, un monde où le bonheur et la paix seraient comme à portée de main, et comment ne pourrions-nous pas le faire ? Imaginons un instant ce que pourrait être un monde où il n’y aurait plus de missiles menaçant les continents, un monde où les chars et les blindés ne seraient plus retranchés derrière les lignes frontalières, un monde où toute l’ingéniosité des chercheurs, des scientifiques, des biologistes serait mise au service de l’homme et de sa dignité, au service de la défense des plus vulnérables. Se peut-il que l’inventivité créatrice des humains soit à ce point productive, efficiente qu’elle trouve des solutions durables à la faim dans le monde, aux maladies dégénératives, à la détérioration du climat ? En cette solennité de Noël, oui vraiment, tout espoir est possible, tout rêve est permis. 

Et pourtant, Jésus n’est pas un marchand d’illusions, un distributeur de rêves, un fabricant de magie. Comme l’écrivait Péguy : « Jésus-Christ n’est pas venu nous conter des fariboles ». « Il s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » (saint Irénée), rien de moins que cela ! Alors avec vous, mes amis, ce matin, je demande la grâce que nous puissions entrer vraiment dans le mystère de Noël. C’est le vœu que je forme pour vous lorsqu’en famille, tout-à-l’heure, vous allez vous réunir autour d’une bonne table et vous échanger des cadeaux. Puissiez-vous gouter à plein la joie de cette fête, savourer ces instants si doux de bonheur et d’amour partagé. Mais sans oublier que ce petit enfant attendrissant qui nous tend ses deux bras est né pauvre dans la misère d’une étable insalubre et que son incarnation s’est produite dans le climat inhospitalier d’un pays sous occupation romaine. Déjà, du temps de Jésus, la Terre sainte était secouée, fracturée par la violence. Déjà, celle qu’on appelle « la ville de la paix », Jérusalem, était le théâtre de conflits meurtriers et sanglants. Rappelons-nous le massacre des innocents qui surviendra sitôt la naissance de Jésus et entraînera l’exil de la Sainte famille jusque dans le pays d’Égypte. Et regardons ce qu’il en est, deux mille ans plus tard : ce sont des scènes d’horreur et de chaos que nous offre l’actualité terrible du Proche-Orient. 

Ce sont les deux appels majeurs que nous relaie cette année la fête que nous célébrons.

Appel, tout d’abord, à ne pas vivre Noël enfermés dans la bulle de notre individualisme, de notre égoïsme. Réjouissons-nous, festoyons, bien sûr, avec modération et sans gaspillage ! Mais en ayant à l’esprit, et surtout dans le cœur, ces visages de tous ces hommes, ces femmes et ces enfants qui vivent peut-être à notre porte, qui constituent notre voisinage le plus proche et qui manquent d’argent, de considération, d’amour. Pensons à ces exilés par milliers que les aléas de la guerre, des famines, des injustices économiques et sociales contraignent aujourd’hui à fuir leur pays d’origine pour aller vivre ailleurs... Ceux qui ont tout perdu, leur maison, leur métier et leurs biens, et qui se retrouvent massés avec leurs familles dans des camps de fortune. Pensons à tous ces petits orphelins que la violence des guerres, en Ukraine, en Russie et ailleurs, arrachent à leurs parents et à leurs proches ? Jésus continue de naître pauvre aujourd’hui dans la vie de tous ceux que notre monde exclut. 

Appel, ensuite, à devenir des artisans d’amour, des bâtisseurs de paix. C’est le message des anges à Bethléem : « Gloire à Dieu et paix sur la terre aux hommes que Dieu aime ! » De cette paix, Dieu en porte le premier le souci, et ce n’est pas pour rien qu’Isaïe entrevoit le Messie à venir comme le « Prince de la paix ». Nous l’entendions dans la première lecture de cette messe : « Comme ils sont beaux les pas du messager qui annonce la paix, qui porte la bonne nouvelle, qui annonce le salut ». Mais cette paix qu’il apporte dans la naissance de son Fils, Dieu veut que nous en soyons les bâtisseurs avec lui. Dieu nous rend coacteurs, en quelque sorte, il nous rend coresponsables de ce projet de paix pour l’humanité entière. C’est comme si Dieu avait remis notre destinée entre nos mains. Cela veut dire que la paix, la fraternité, c’est à nous de la construire. Et cela passe par mille initiatives toutes simples, des gestes d’attention et de bienveillance, des paroles d’encouragement qui redonnent confiance, des sourires à allumer sur les visages des plus tristes, un pardon donné ou reçu : quelqu’un nous aurait-il causé du tort, osons avec lui un geste de tendresse et de réconciliation. Fuyons les sentiments qui détruisent. Ne marinons pas dans le jus aigre de nos rancœurs, de nos amertumes, de nos désirs de vengeance. Noël, c’est un appel à nous risquer à la rencontre de l’autre, appel à vivre des réconciliations dans nos familles, nos voisinages ou nos lieux de travail. C’est Noël, quand la haine se change en amour ! C’est Noël, quand la discorde fait place au pardon ! C’est Noël, quand l’indifférence s’ouvre à l’amitié ! Oui, c’est notre monde qui s’illumine chaque fois que se multiplient les gestes de solidarité et de partage. 

Noël en définitive est d’abord un mystère intérieur. C’est en chacune et chacun de nous que Dieu veut naître. Ce matin, Dieu veut naître en nous et, en naissant en nous, il veut nous faire naître à nous-mêmes : naître à notre véritable identité, naître à notre liberté d’enfants de Dieu, naître à une existence de lumière et de paix. L’enjeu, le grand défi pour chacun sera de croire que Dieu peut faire toutes choses nouvelles pour donner à sa propre vie un nouvel élan, un nouveau départ. Serons-nous capables de préparer à Jésus tout-petit un berceau dans notre propre cœur pour l’accueillir comme le grand cadeau de Dieu pour nous ? Je le souhaite ardemment avec vous. Ouvrons donc la porte de nos cœurs à l’Enfant de Bethléem qui désire nous combler de ses dons. Et laissons-nous emporter par la joie de Noël, source de tendresse et d’amour. Amen.

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne

Nuit de Noël 2023 - Cathédrale Saint Jean-Baptiste de Perpignan

Frères et sœurs, mes amis, 

Comment ne pas nous identifier ce soir à cette foule plongée dans la nuit que le prophète Isaïe contemple en première lecture. C’est trop évident en effet que notre monde est un monde où règnent encore les ténèbres. L’actualité toujours aussi peu souriante n’a guère de mal à nous en convaincre. Et chacun de nous ici rassemblés ne vient-il pas avec ses soucis et ses difficultés, ses incertitudes et ses doutes ? Oui, nous habitons « le pays de l’ombre », nous qui ployons sous le poids d’épreuves parfois lourdes : épreuve du deuil, de la maladie, de la solitude, de la dépression. Et en cette période d’inflation économique sévère que nous traversons, comment ne pas penser à celles et ceux que touche l’épreuve du chômage, de l’exclusion ou de la précarité ? C’est très concrètement cette nuit-là que Dieu vient faire resplendir de sa lumière. 

​Quelle est donc la merveille que nous célébrons ensemble ce soir ? Nous célébrons la condescendance d’un Dieu qui a tant aimé les hommes qu’il a donné son Fils unique. Oui, aujourd’hui pour nous Dieu s’est fait homme. On le croyait tellement loin, tellement au-dessus, si peu présent… Et il vient jusqu’à nous ! On l’imaginait prisonnier de sa transcendance, et voilà qu’il devient « l’Emmanuel Dieu-avec-nous ». Il a beau être « Dieu-fort », comme dit encore Isaïe, il est en même temps infiniment vulnérable, car il vient à nous à travers le visage d’un enfant. Quel mystère étonnant ! Dans la fragilité d’un tout-petit, Dieu vient cacher la toute-puissance d’une vie dont il veut régénérer l’humanité toute entière. Pas l’humanité en général, pas l’humanité d’une manière abstraite, mais vous, nous, toi, moi. C’est pour cela qu’il vient. Il nous rejoint au cœur de notre histoire pour que se réalise cet « admirable échange » entre notre faiblesse et sa force, entre notre pauvreté et sa richesse, entre la laideur de notre péché et sa lumineuse splendeur. Dieu en définitive se manifeste en personne pour que nous fassions l’expérience de sa vie. 

​C’est donc ce soir pour chacune et chacun de nous la nuit de toutes les espérances, la nuit de toutes les renaissances. De là cette invitation à la joie que relaie pour nous toute la liturgie de cette nuit : « Je vous annonce une grande joie : aujourd’hui vous est né un sauveur ». Ces paroles de l’ange aux bergers s’adressent à chacun de nous. Elles signifient très concrètement ceci : Jésus veut naître ce soir dans le sanctuaire de notre âme, dans la crèche de notre cœur pour transformer, pour renouveler notre vie de l’intérieur. Jésus n’est pas un marchand d’illusions, un distributeur de rêves, un fabricant de magie. Comme l’écrivait Charles Péguy : « Jésus-Christ n’est pas venu nous conter des fariboles »« Il s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » (saint Irénée), rien de moins que cela ! Et pour que ce prodige se réalise, il paiera le prix fort. Il consentira à descendre jusque dans l’abîme de notre mort pour que nous soyons réintroduits, nous misérables pécheurs, dans le cœur tout brûlant de l’amour trinitaire. Comme le dit saint Augustin avec des mots empreints d’un si grand réalisme : « Il a pris en nous de quoi mourir pour que nous ayons en lui de quoi vivre ». C’est ce qui confère à cette fête, en même temps que sa note de joie, un caractère de gravité. On oublie parfois que le nom de Jésus signifie « Dieu-sauve ». Or sauver, justement, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire arracher à la perdition, cela veut dire affranchir de l’esclavage de la mort et du péché. Sauver signifie encore secourir, libérer, délivrer, apaiser, délier, guérir. Autant de merveilles que Dieu aspire à réaliser en chacune de nos vies par la puissance de son amour. 

« Aujourd’hui vous est né un sauveur ».  Jésus est le Sauveur qui frappe aujourd’hui à la porte de notre cœur, pour que sa lumière resplendisse dans la nuit, pour que son salut atteigne jusqu’aux profondeurs de notre être blessé par le péché. Ainsi que l’écrivait AngelusSilesius, un mystique allemand du XVII° siècle : « Le Christ serait-il né mille fois à Bethléem, s’il ne naît pas en toi, c’est ta vie qui est perdue ». C’est donc qu’il ne suffit pas simplement ce soir de regarder, de nous laisser attendrir, de nous en mettre plein les yeux. Il importe davantage encore de nous laisser transformer par Celui que nous contemplons. Voilà l’enjeu décisif de la solennité que nous célébrons. C’est ce que nous révèle la joie simple et rayonnante des bergers : ils sont venus vers la crèche, ils ont vu et contemplé le Roi de Gloire, et ils s’en sont retournés transformés vraiment par leur rencontre avec le Fils de Dieu.

Une dernière remarque pour finir. Tandis que sera bientôt présenté dans notre pays le projet de loi visant à promouvoir l’aide active à mourir, j’en appelle à un sursaut de la conscience collective pour la protection du plus faible. Dans le nouveau-né de la crèche, en effet, c’est la fragilité de toute vie humaine, celle de l'enfant à naître comme celle du mourant, celle des pauvres comme celle des personnes handicapées qui se trouve remise entre nos mains. Au nom même de la fraternité qui est toujours créatrice de relations, créatrice d’un avenir – aussi court soit-il –, avec les équipes de soignants qui accompagnent magnifiquement nos frères et sœurs malades à l’approche de la mort, soyons les serviteurs de la vie jusqu’au bout !

​Un petit enfant se trouve remis entre nos mains dans un total abandon. Il nous tend les deux mains pour que nous le recevions comme le compagnon de chaque instant de nos vies. Il est le Dieu d’amour et de paix. Rien de ce que nous vivons au quotidien ne veut lui être étranger. Il aspire à tout prendre de notre existence pour tout assumer, pour tout transformer. Plus grande sera la place que nous lui accorderons, plus intense et plus comblant sera notre bonheur d’hommes et de femmes. Ouvrons donc la porte de nos cœurs à l’Enfant de Bethléemqui désire nous combler de ses dons. Et laissons-nous emporter par la joie de Noël, source de tendresse et d’amour. Amen.

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne

Bénédiction du Muscat de Noël – Cathédrale de Perpignan (16/12/2023)

Chers amis viticulteurs, qui êtes présents ce matin pour ce rendez-vous traditionnel de la bénédiction du Muscat de Noël, je vous salue avec respect et cordialité.

Le samedi 25 novembre dernier, ne pouvant me joindre à la manifestation organisée à Narbonne, j’avais demandé à mon confrère Bruno VALENTIN, évêque de Carcassonne et Narbonne, de me représenter. Je souhaitais que soit rendu manifeste mon soutien personnel à tous les acteurs de la filière viticole qui, dans ce département, souffrent ou sont inquiets de la crise sévère qui touche nos territoires ruraux depuis plusieurs années déjà. Cette crise subie a, nous le savons, des causes multifactorielles qui tiennent tout autant des aléas climatiques, avec une sécheresse endémique et persistante, que des contraintes économiques liées à une inflation forte qui augmente les charges en même temps qu’elle limite le pouvoir d’achat des consommateurs et freine les achats de vin.

Pour avoir sillonné le département depuis mon arrivée il y a six mois, j’ai bien conscience, que les situations varient d’un secteur à l’autre, certains, comme Baixas, Espira de l’Agly, Rivesaltes, Salses, étant plus impactés que les autres. Mais globalement, l’année 2023 fera date – et tristement date ! – en étant, de loin, le millésime historiquement le plus bas en volumes depuis de nombreuses décennies. En tout cas, la situation est aujourd’hui à ce point critique que beaucoup d’agriculteurs souffrent jusqu’à crier leur désespoir. Une partie importante du vignoble étant en grande souffrance, la question se pose concrètement de savoir ce que sera demain.

Si je n’ai pas des réponses faciles et des solutions toutes faites aux difficultés que vous traversez, mon désir le plus cher est de me tenir proche de vous et d’être à votre écoute, comme l’Église a toujours su le faire dans les moments difficiles. Permettez-moi de vous redire, ce matin, ma communion de coeur et mon soutien sans faille. Avant d’être un acteur économique majeur, le monde viticole est constitutif du tissu social du département. Vous contribuez à faire de ce département une terre d’excellence qui ajoute à son attractivité touristique. Plus que de subventions, les agriculteurs ont besoin d’être reconnus pour ce qu’ils sont. Ils attendent d’être valorisés dans leur travail. Ils aspirent à retrouver leur dignité. Ils plaident pour une rémunération juste de leur métier qui leur permette de vivre décemment et d’envisager un avenir pour eux et leurs enfants.

Parce que vous avez la très noble et indispensable tâche de pourvoir à l’alimentation de tous nos concitoyens, vous, vignerons, mais aussi agriculteurs, éleveurs qui en ce jour se mobilisent en Cerdagne, méritez notre estime et notre considération. Avec vous, nous voulons redire le sens et la valeur du travail humain. Avec vous, nous voulons replacer l’homme au centre de la vie économique et sociale. Les indicateurs sont certes pessimistes, mais j’ai la conviction malgré tout que, tous ensemble, nous pouvons bâtir l’espérance. C’est tout le sens de la bénédiction que nous allons vivre maintenant en présentant au Seigneur les produits de votre récolte.

✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne

8 décembre 2023

Frères et sœurs,

À travers ces trois lectures que nous venons d’entendre, c’est d’une certaine manière toute l’histoire du salut qui se déroule comme en raccourci sous nos yeux. Au centre du triptyque, il y a cette grande bénédiction de saint Paul dans sa lettre aux Éphésiens : l’apôtre nous redit quel dessein prodigieux le Père a conçu de toute éternité en faveur des hommes :

« Avant même la fondation du monde », dit-il, le Père nous « a choisis, dans le Christ, pour que nous soyons immaculés devant lui, dans l’amour ». Voilà le premier faisceau de lumière que projette la sainte Écriture en nous rappelant la sublimité de la vocation à laquelle Dieu nous a appelés depuis toujours. Pourquoi le Père nous a-t-il voulus et créés ? Pour « nous combler, dit saint Paul, des bénédictions de l’Esprit, au ciel, dans le Christ » ; pour faire de chacun et chacune de nous les fils et les filles de son amour. Cela, c’est le projet de Dieu, son intention créatrice. Quelle merveille ! Mais comme Dieu nous a créés libres, il fallait l’assentiment de la créature pour que ce projet se réalise. On imagine alors – mais c’est le monde à l’envers – un Créateur à genoux devant sa créature comme pour lui mendier ce ‘oui’ qui ouvrira devant lui des chemins de lumière. Car ce sont les ‘oui’ de la liberté humaine qui, seuls, illuminent le monde. Or voilà que, par orgueil, l’homme va se refermer sur lui-même, trompé par l’adversaire qui lui présente la relation à Dieu, non pas comme une source d’épanouissement et de joie, mais comme un esclavage et un tourment. Avec la tragédie de la chute que nous relatait le livre de la genèse, c’est comme un rideau de ténèbres qui, tout à coup, descend sur la scène de notre histoire. Coupée de sa source, l’humanité tout entière va se trouver précipitée dans l’abîme de la perdition. Dieu allait-il alors se résigner à cette rupture d’alliance ? Allait-il accepter d’être mis en échec par le refus obstiné de sa créature ? Non, bien sûr ! Avec l’évangile de l’Annonciation, une lumière fulgurante va resplendir à nouveau au cœur de la nuit. Car l’assentiment libre, ce oui d’amour qu’il attendait de sa créature et que la créature lui a refusé, Dieu va l’accueillir enfin du cœur et des lèvres de la Vierge Marie : « Voici la servante du Seigneur ; que tout m’advienne selon ta parole ». Voilà le retournement imprévisible de l’histoire ! Voilà la merveilleuse prodigalité de notre Dieu, celle que chantait tout à l’heure le psalmiste : par Marie qui va nous donner Jésus, « le Seigneur s’est assuré la victoire ; il s’est rappelé sa fidélité, son amour en faveur de la maison d’Israël ».

Chers frères et sœurs, ce soir il nous suffit de plonger nos yeux dans les yeux de Marie pour contempler la beauté d’un monde que rien, pas même l’ombre d’un refus, n’est venu souiller. Marie éternellement jeune est en quelque sorte, aux yeux de Dieu et à nos propres yeux, l’icône de l’innocence intacte et l’image de l’humanité réussie, parce qu’elle est l’unique créature en laquelle le plan d’amour de Dieu sur l’homme n’a rencontré rigoureusement aucun obstacle. « Qu’un être humain, écrivait le théologien Karl Rahner, soit capable d’entrer dans son éternité sans avoir à se repentir de quoi que ce soit. Or cet être humain existe, et c’est Marie ! Pas un moment de sa vie qu’elle ait à renier, pas un qui soit vide et stérile. Aucun de ses actes dont elle puisse rougir, aucun qui soit enveloppé d’ombre, aucun qui soit tombé dans l’abîme du passé sans avoir allumé une lumière éternelle ».

Telle est bien l’espérance immense que suscite la solennité que nous célébrons. Contempler Marie en ce jour, c’est croire qu’un chemin de grâce est possible pour chacune et chacun de nous. C’est nous émerveiller devant l’œuvre de Dieu, ce Dieu obstinément fidèle qui nous poursuit de son amour en dépit de nos inconstances et de nos dérobades. Cette espérance et cet émerveillement sont donnés à ceux qui accueillent Marie dans la maison de leur cœur. Si les vents des tentations se lèvent, écrit saint Bernard, si tu tombes dans les écueils des tribulations, regarde l’étoile, invoque Marie! Si tu es assailli par les vagues de l’orgueil, de l’ambition, de la calomnie, de la jalousie, regarde l’étoile, appelle Marie! Si tu es troublé par l’énormité de tes péchés, confondu par les laideurs de ta conscience, effrayé par la menace du jugement, si tu commences par être remué par l’abîme de la tristesse et par le gouffre du désespoir, pense à Marie! » Oui, contempler Marie, c’est retrouver l’espérance ; c’est considérer notre nature humaine dans sa capacité à se laisser recréer sans cesse, à se laisser façonner par la grâce jusqu’à ce que notre liberté consente enfin à ce oui du don total, source d’épanouissement et de joie. Le grand désir de Marie, c’est que nous expérimentions la puissance conquérante de l’amour de Jésus, lui qui veut nous assurer la victoire. Le grand désir de Marie, c’est que nous nous désapproprions peu à peu de nous-même pour accueillir son Fils comme le seul maître intérieur de nos vies.

Vierge Marie, il nous est bon ce soir de te regarder. Il nous est bon de nous rassembler sous ton manteau maternel. Toi qui obtiens tout ce que tu demandes, accorde-nous la grâce d’un renouvellement profond de chacune de nos existences de baptisés dans la foi, l’espérance et l’amour. Implore le pardon de Dieu pour la médiocrité de nos vies, parfois, pour cette lumière qui a cessé d’éclairer, pour ce sel devenu insipide. Fais que nous resplendissions à nouveau de la beauté du Christ. Que nous ne soyons pas l’Église somnolente, mais l’Église de l’Avent toute éveillée à la grâce. Que nous sachions, comme toi, nous ouvrir au souffle puissant de l’Esprit, cet Esprit qui fait toutes choses nouvelles, cet Esprit qui veut nous affranchir de nos peurs pour que nous devenions ces apôtres courageux dont notre monde aujourd’hui a un urgent besoin. Notre ville, notre diocèse, notre monde tout entier s’illumineront alors d’une lumière nouvelle, celle de ton Fils Jésus venu manifester par sa naissance et pas sa mort l’amour infini dont le Père nous a aimés. Qu’il en soit ainsi. Amen.

Ordination de 2 nouveaux diacres (26/11/2023)

Frères et sœurs, chers amis,

Cette fresque du jugement dernier que la solennité du Christ-Roi déploie sous nos regards de croyants vient éclairer d’une lumière intense l’événement qui nous rassemble ce soir : l’entrée de nos deux frères Alexandre et Yann, par le sacrement de l’ordre, dans la triple diaconie de la liturgie, de la Parole, et de la charité. Dans cette page haute en couleurs de l’évangile de saint Matthieu, trois choses retiennent singulièrement mon attention que l’on peut rattacher de près, me semble-t-il, à la mission des diacres. 

1. Ce qui me marque d’abord, c’est cette parole de Jésus : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ». L’identification entre le Christ et chacun de « ces petits » qu’il appelle « ses frères » est ici tout simplement inouïe. Le Fils de Dieu s’est tellement uni à notre humanité qu’il est personnellement concerné par le sort de chacune et chacun d’entre nous, la solidarité est totale. Cette parole nous révèle en même temps que le Christ est présent dans la personne des pauvres, qu’il est caché pour ainsi dire sous les espèces du pauvre, de même qu’à chaque messe il vient à nous, caché dans les espèces eucharistiques du pain et du vin. Le pauvre est donc le sacrement du Christ, sa présence réelle au cœur de notre monde. On se souvient de ce que fit Blaise Pascal, le philosophe, à l’heure de quitter ce monde. Dans les derniers jours de sa maladie, n’ayant plus la force de se rendre à la messe et de communier, il demanda qu’on amène auprès de lui un pauvre malade : « Ne pouvant pas communier dans le chef [le Christ], dit-il à sa sœur, je voudrais bien communier dans les membres. » C’est magnifique ! Comment ne pas voir dans les diacres, justement, les serviteurs de ces « plus petits » qui sont les préférés de Jésus ?

2. Ce qui me marque également dans cet évangile, c’est son pragmatisme, le caractère très concret de ce que Jésus demande à ses disciples. Jésus nous convoque et nous convie ici à l’impératif de l’amour, ni plus ni mois. Un amour qui ne se paie pas de mots, mais qui se prouve à travers le service humble et désintéressé des plus petits. Il n’est d’ailleurs pas question dans cet évangile d’inciter à des actes héroïques ou spectaculaires qui seraient comme hors de notre portée. Ce que Jésus nous demande est aussi simple et aussi ordinaire que de nourrir un affamé, de vêtir un démuni, d’accueillir un étranger, de visiter un malade ou un prisonnier. Voilà ce qui fait l’étoffe de la sainteté chrétienne vécue simplement au jour le jour. Il y a tant d’amour à donner autour de nous ! Par le sacrement qui les configure au Christ-Serviteur, les diacres sont en quelque sorte le vivant rappel pour tous de cette urgence de l’amour qui doit nous porter à multiplier les œuvres de miséricorde au sein même de nos familles, de nos communautés, de nos paroisses, de nos lieux de travail. Vous en savez quelque chose, Alexandre, vous qui avez mis, durant de longues années, vos compétences de menuisier-charpentier-couvreur au service de la réinsertion sociale de personnes en difficulté, des jeunes en particulier.

3. La troisième chose qui me touche, c’est l’humilité des « bénis de Dieu », de ceux qui ont entendu cet appel à aimer et se sont efforcés d’y répondre : « Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ? » Ils sont surpris, tout étonnés que le Roi puisse les interpeller. Le propre de l’amour, c’est d’être dans l’ignorance du bien qu’il réalise ; le propre de l’amour, c’est de s’effacer derrière le don qu’il fait de lui-même. C’est sa marque de fabrique, le signe de sa pureté, de sa gratuité absolue. C’est le signe qui authentifie de la manière la plus sûre la présence et l’action de l’Esprit Saint dans l’existence d’un chrétien. « Le diaconat, c’est l’école de l’humilité », me disiez-vous très justement, Yann, lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, le 22 juin dernier. Cela appelle une attention singulière aux autres, un sens de l’empathie et de l’écoute. Il s’agit d’apprendre à voir les gens avec les yeux de Dieu, en les regardant à hauteur de visage, non pas en surplomb comme ceux qui toisent et qui dominent, mais de bas en haut, comme le Christ, lorsqu’il a lavé les pieds de ses disciples au soir de la dernière Cène. C’est bien cela que nous révèle la royauté de Jésus célébrée en ce jour. La royauté de Jésus n’a rien d’un pouvoir qui écrase, c’est au contraire, pour les hommes sur lesquels elle s’exerce, une force extraordinaire de libération et d’amour. C’est bien pour cela que chaque jour, dans la prière du Notre Père, nous demandons que son « règne vienne »: la royauté, le règne de Jésus convertit et transforme les cœurs par la force de l’amour. Lorsque nous contemplons le Roi-Jésus, nous comprenons – et c’est encore vous, Yann, qui me l’avez écrit – que « ce n’est pas le pouvoir qui compte, mais l’Amour qui se dévoue et se donne ». 

Chers Alexandre et Yann, notre Église est heureuse ce soir de vous voir grossir les rangs de cette belle fraternité diaconale qui fait la joie et la fierté de notre diocèse. Tandis que vous allez vous prosterner à terre, dans quelques instants, en signe d’un abandon total entre les mains de Dieu, je voudrais vous dire encore ceci : ce que vous donnez aujourd’hui à Dieu et à l’Église en vous mettant au service de vos frères n’est pas retranché aux vôtres, à votre famille. Bien au contraire, cela va leur être redonné d’une manière plus grande et plus profonde à travers l’offrande que vous faites de tout vous-même en cet instant solennel et public de votre ordination. Je le dis d’une manière particulière à vos épouses respectives Dominique et Muriel puisque c’est à elles, d’abord, que vous vous êtes donnés par un don total et irrévocable dans le beau et grand sacrement de mariage. Dès lors, précisément, quel’ordination diaconale est conférée à des hommes mariés, toute opposition entre votre nouveau ministère et le sacrement de mariage que vous avez déjà reçu s’en trouve exclue. Il n’y a pas de concurrence possible. L’un et l’autre sont appelés à s’approfondir et à se féconder mutuellement. On peut dire d’ailleurs, que le premier champ relationnel que le diacre est appelé à évangéliser, c’est son couple et sa famille. J’ai encore à l’esprit cette parole d’une épouse de diacre dont le mari a été ordonné il y a de nombreuses années déjà. « L’Église me prend mon mari, disait-elle, mais elle me le rend avec un plus. Et cela change profondément ma relation d’épouse ». Voilà qui devrait à la fois vous rassurer et vous encourager.

Permettez-moi, pour conclure, de citer ces lignes lumineuses de saint Charles de Foucauld. Elles traduisent magnifiquement, me semble-t-il, ce qui caractérise le ministère des diacres, serviteurs du Christ : « Mon apostolat doit être l’apostolat de la bonté. En me voyant, on doit se dire : ‘Puisque cet homme est si bon, sa religion doit être bonne’. Et si l’on me demande pourquoi je suis doux et bon, je dois dire : ‘Parce que je suis le serviteur d’un bien meilleur que moi. Si vous saviez combien est bon, mon maître Jésus !’ Je voudrais être assez bon pour qu’on dise : ‘Si tel est le serviteur, comment donc est le maître ?’Me faire tout à tous : rire avec ceux qui rient, pleurer avec ceux qui pleurent, pour les amener tous à Jésus. Me mettre avec condescendance à la portée de tous, pour les attirer tous à Jésus. Tout notre être doit être une prédication vivante, un reflet de Jésus, un parfum de Jésus, quelque chose qui crie Jésus, qui fasse voir Jésus, qui brille comme une image de Jésus ». Qu’il en soit ainsi pour nos deux frères Alexandre et Yann, investis en ce jour de ce beau ministère de diacres. Qu’il en soit ainsi pour chacun de nous. Amen.​

​​​​​​​✠ Thierry Scherrer, Évêque de Perpignan-Elne